Entretien avec Stéphanie Colin - Enseignante-chercheuse à l’Université Lyon 2

    Entretien avec Stéphanie Colin, experte surdité et enseignante-chercheuse à l’Université Lyon 2

Scolarisation des élèves sourds en France : pour une meilleure inclusion

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Portrait de Stéphanie Colin

Ava a rencontré Stéphanie Colin, Maîtresse de conférences en psychologie cognitive à l’Université Lyon 2. Depuis plus de 20 ans, elle effectue des recherches sur le domaine de la surdité et plus précisément, sur l’apprentissage de la lecture des élèves sourds. Avec elle, nous avons évoqué l’expérience des enfants sourds et malentendants au sein du système scolaire français.

  • Quels sont les aménagements prévus pour eux ?
  • Où étudient-ils et jusqu’à quel niveau ?
  • Comment faciliter leur apprentissage linguistique dès le plus jeune âge ?

Selon Stéphanie Colin, l’inclusion des élèves sourds progresse, mais la sensibilisation des pouvoirs publics, enseignants et parents doit encore s'améliorer.

Ava - Bonjour Stéphanie Colin, qui êtes-vous ? Quels sont vos domaines d’expertise ?

SC - Je suis maîtresse de conférences en psychologie cognitive du développement et des apprentissages à l’Université Lumière Lyon 2. Je suis rattachée au laboratoire Education, cultures et politiques et responsable pédagogique du Master 2 Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) option Professorat des écoles à l’Institut des sciences et pratiques d’éducation et de formation. J’interviens également comme experte surdité dans un groupe de travail “Situations de handicap et inclusion scolaire”, du ministère de l’Éducation nationale.

Depuis plus de 20 ans, je mène des recherches dans le domaine de la surdité sur des problématiques liées à l’apprentissage de la lecture  chez les enfants sourds ainsi que sur leur scolarisation.

Ava - Parlez-nous du rapport La scolarisation des élèves sourds en France ? Quel sujet aborde-t-il ?

Sc - En 2019, j’ai été missionnée pour coordonner un sous groupe “Surdité” du groupe de travail “Situation de handicap et inclusion scolaire” du conseil scientifique du ministère de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports. Ce groupe était composé de différents experts en surdité dans différents domaines de spécialisation (médecine, psychologie, linguistique…) pour couvrir l’ensemble des champs relatifs à la surdité, avec par ordre alphabétique : Carlo Geraci, Jacqueline Leybaert et Christine Petit. Le rapport était supervisé par Caroline Huron.

Nous avions un double objectif :

  1. faire un état des lieux de la scolarisation des élèves sourds en France en s’appuyant sur la littérature scientifique et des auditions d’experts nationaux et internationaux ;

  2. émettre des recommandations pour augmenter les chances des élèves sourds de s’épanouir pleinement tant au niveau personnel, académique que professionnel.

  La prise en charge précoce de la surdité : un impératif

Un des résultats majeurs qui ressort de ce travail collectif est que la réussite des personnes sourdes résulte d’une prise en charge précoce de leur surdité. Sensibiliser les parents d’élèves et partenaires éducatifs sur ce sujet apparaît donc essentiel.

Les données de ce rapport montrent que l’exposition à minima, à une langue première de qualité, quelle que soit sa modalité (auditive et/ou visuelle), adaptée aux besoins de l’enfant dès sa naissance est LA condition pour sa réussite ultérieure. La communication que nous développons avec nos enfants est essentielle pour qu’il développe un langage efficient.

→ La plasticité cérébrale  est optimale de l’âge de 0 à 3 ans

La période de plasticité cérébrale d’un enfant commence dès sa naissance et continue jusqu’à ses 3 ans. Elle diminue ensuite jusqu’à l’âge de 8 ans. S’il est stimulé intellectuellement, il va développer les mêmes compétences qu’un enfant non sourd.

Un des dangers susceptibles de freiner cet apprentissage aujourd’hui - cela concerne tous les enfants même entendants - est l’effet nocif du portable. En effet, les parents savent qu’il ne faut pas mettre leur enfant devant un écran avant 3 ans, mais ils ne réalisent pas que l’usage permanent du téléphone portable empêche la communication avec le tout petit. Toutes les interactions verbales ou non verbales sont vitales pour le développement de l’enfant. Les ritualisations du quotidien : bain, jeux, lecture partagée et même le “parler bébé” aident l’enfant à comprendre, communiquer et affiner sa compréhension du monde qui l’entoure.

❝Face à une langue inconnue et un flux de langage rapide, l’enfant a du mal à encoder les mots ❞

Cette exposition à une langue structurée doit se faire très précocement et de façon contingente, adaptée aux besoins de l’enfant.

→ Le rôle des parents

90 % des enfants sourds sont nés de parents entendants, car l’origine de leur surdité n’est pas que génétique. Lorsque les parents apprennent la surdité de leur enfant, ils sont démunis… et ne savent plus comment communiquer avec lui. Cette période d’incertitude et ce temps d’adaptation ralentissent l’apprentissage de l’enfant sourd.

Il faut donc sensibiliser les partenaires éducatifs à cet impératif : même si leur enfant est sourd, il faut que les parents aient clairement l’intention de communiquer avec leur enfant en ayant recours à leur langue première (L1), celle qu’ils maîtrisent le mieux. Il est important de cheminer avec l’enfant et à son rythme.

Les parents doivent être attentifs à délivrer un message complet sur le plan phonologique et morpho-syntaxique dans le cadre de cette communication. Dans le cas de parents sourds, si la L1 est la langue des signes, les conditions ci-dessus sont remplies de façon naturelle. Lorsque la L1 est la langue parlée avec implant cochléaire (dans le cas de parents entendants le plus souvent), elle peut être complétée par :

  • la lecture labiale qui fait partie des processus même de perception de la parole (même chez les entendants) ;
  • un système de gestes manuels qui permettent une accessibilité complète à l’enfant sourd : la langue française parlée complétée (LfPC) dans le cas d’une approche monolingue bimodale ou encore la Langue des signes française (LSF) dans une approche bilingue bimodale.

❝Pour devenir un citoyen autonome, l’enfant doit pouvoir construire une pensée intérieure ❞

Souvent, les jeunes et leur entourage ont l’impression que l’implant cochléaire est efficace à 100 %. Par conséquent, ils arrêtent toute aide visuelle complémentaire. Pourtant ils encodent mal certains mots et l’accumulation de mots erronés altère l’accessibilité. D’autant plus quand l’environnement est bruyant : cour de récré, cantine…

Les implants ou les prothèses auditives peuvent dysfonctionner ou être retirés ou fermés lors de moments précis : pour faire la toilette, nager, se reposer ou dormir…. D’autres moyens de communication doivent alors pallier les aides auditives. Les mots phonologiquement proches, nouveaux et émis dans le bruit, sont inaccessibles pour les enfants sourds implantés. Par exemple, iIs peuvent encoder le mot “photocopine” pour “photocopie” ou encore commettre des erreurs grammaticales de type :  “Les abeilles lui attaquent”.

❝Un enfant implanté ne devient pas entendant ❞

Ava - Pouvez-vous dresser un bref état des lieux de la scolarisation des élèves sourds en France ?

SC - D’après les données de la DSDEN (Direction des services départementaux de l’éducation nationale), en 2019, 10 400 enfants sourds étaient scolarisés en France dont :

  • 7700 en établissements scolaires ordinaires relevant du ministère de l’éducation nationale;
  • 2700 en milieux spécialisés (instituts nationaux de jeunes sourds et établissements médico-sociaux) relevant du ministère de la solidarité et de la santé.

Les données de la DSDEN montrent qu’une grande majorité des enfants sourds suivent leur scolarité dans une classe ordinaire exposés à la seule langue française. Depuis la loi de 2005, toute école “standard” peut accueillir un enfant sourd dans ses murs : “La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées donne le choix aux parents du mode de communication et du parcours scolaire de leur enfant sourd.

Dans les établissements ordinaires, les enfants peuvent être scolarisés :

  • en inclusion individuelle dans une classe d’élèves entendants avec ou sans notification de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH);
  • en inclusion collective avec notification de la CDAPH, dans le cadre :

→  d’une unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS) “Trouble de la fonction auditive”; l’enfant sourd est inscrit dans une classe de référence et rejoint le dispositif ULIS pour des apprentissages spécifiques où il est pris en charge par un enseignant spécialisé ainsi que d’autres élèves sourds

→  d’un pôle d’enseignement pour les jeunes sourds (PEJS) avec possibilité de suivre un parcours bilingue (LSF/Français écrit) ou un parcours en langue française avec appui de la LfPC ou de la LSF (en tant que L2)

❝La majorité des enfants sourds suivent leur scolarité dans une classe

ordinaire ❞

Dans les faits, la majorité des PEJS proposent un parcours bilingue. À l’origine, le ministère souhaitait créer ces pôles dans chaque académie, du niveau maternelle jusqu’au lycée. Actuellement, 16 PEJS  existent, mais 6 sont complets avec un enseignement allant de la maternelle au lycée et seuls 3 le sont de manière effective.

Ce constat s’explique par une raison principale : au-delà de la volonté des pouvoirs publics, la question de la faisabilité se pose. Par exemple, à Lyon, il existe un pôle de ce type, mais ce dispositif reste très rare sur le territoire français. Certaines familles déménagent même pour que leur enfant puisse  bénéficier du PEJS !

Les faibles effectifs associés au manque d’enseignants maîtrisant à un niveau bilingue la LSF pose problème. La plupart des professeurs ne sont pas suffisamment formés à la LSF et manquent d’outils pour proposer un enseignement adapté et efficace.

→  Dans les PEJS et ULIS : 40 % enfants, en moyenne, sont exposés à la LSF soit 2 fois plus qu’en classe ordinaire.

En amont il faut donner aux PEJS les moyens de fonctionner et  permettre aux enseignants de devenir bilingues en LSF. Dans le cadre de la formation continue mais aussi initiale, on gagnerait à encourager et développer cette compétence LSF.

 Et l'enseignement supérieur ?

Dans le rapport, on reprend l’enquête Eurostat qui souligne que le nombre de Français sourds effectuant des études supérieures est très bas (4%), en comparaison des étudiants suédois ou allemands. Pourquoi un tel écart?  

On l’explique par différents facteurs :

  • le niveau de compétences des enfants sourds qui varie selon leur profil linguistique ;
  • les difficultés croissantes au fur et à mesure que leur scolarité progresse ;
  • le manque d’aménagements adaptés aux étudiants sourds ou malentendants.


          ❝La surdité n’est qu’un problème de communication ❞

Au-delà de ça, il y a peu de visibilité sur les offres mises à disposition pour favoriser la réussite et l’autonomie des sourds dans l’enseignement supérieur. Les formations disponibles qui proposent une option LSF sont rares et ce nombre diminue si on considère l’ensemble du parcours universitaire en LSF.

Le CNFEDS, département de l’Université Savoie Mont Blanc, propose un Master Sciences du langage parcours Enseignement et surdité. Adossé au Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement des jeunes sourds (CAPEJS), diplôme d’État du Ministère des Solidarité et de la Santé et délivré en alternance. Néanmoins, ce cursus n’est pas ouvert systématiquement tous les ans. En résumé, à ce jour encore trop peu de possibilités s’offrent aux étudiants sourds qui veulent avoir accès à une formation digne de ce nom.

❝Trop peu de choix de formations dignes de ce nom pour les étudiants sourds ❞

Ava - Quels sont les outils qui améliorent l’accessibilité des études supérieures aux étudiants ayant une déficience auditive ?

SC - La solution serait de mettre à leur disposition des codeurs en LfPC, des interprètes LSF ainsi que l’application Ava. Ava Scribe permet la prise de notes instantanée, avec une précision de 99 %, car un scribe humain perfectionne la traduction réalisée par l’intelligence artificielle en temps réel. La prise de notes générée est ensuite automatiquement enregistrée sur le Cloud.

                                                                  Utilisation de Ava Scribe par Manon, étudiante sourde


Une autre solution consisterait à installer de façon systématique une boucle magnétique dans les différents lieux d’enseignement. Ceci dit, tous les professeurs n’acceptent pas de porter un micro HF. Les étudiants, dans ce type de configuration, dépendent du bon vouloir de leurs camarades pour la prise de notes… Il faudrait que toutes les missions handicap soient mieux sensibilisées et qu’une prise de conscience massive débloque des budgets disponibles.

Ava - Quelles sont les principales recommandations qui émanent de ce rapport ?

SC - Trois points sont  évoqués dans ce rapport. En s’appuyant sur des faits, nous démontrons que la réussite est possible pour les personnes sourdes et malentendantes. Nous avons tous pour ambition d’améliorer les conditions d’accessibilité aux sourds, aussi bien dans le milieu académique que professionnel et social.

Nos recommandations en tant qu'experts surdité

1– Pour une action précoce et préventive : avec le renforcement du diagnostic et une prise en charge précoce ;

2– Pour une consolidation à minima d’une langue première (L1) parlée ou signée ou de deux L1 pendant la période sensible de plasticité cérébrale de l’enfant, favorable à l’acquisition des langues ;

3– Pour des données fondées sur la preuve.

Cette collaboration doit être menée entre chercheurs, professionnels du terrain et les ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur ainsi que celui de la Santé et de la Solidarité. L’idée est qu’on puisse avoir une meilleure vision des performances et des compétences des jeunes sourds en fonction de leur profil linguistique. Ce n’est évidemment pas une population homogène et les réponses doivent être adaptées à chacun. Il faut créer des supports qui, à ce jour, restent rares.

Nous préconisons 2 axes pour cela :

→ Repenser la formation des enseignants ;

→ Sensibiliser les parents et les professionnels grâce à la rédaction d’un guide de référence en français et en langue des signes pour qu’ils puissent réaliser que la surdité n’est qu’un problème de communication.

Il suffit d’utiliser les bons outils pour pallier cette difficulté et offrir une communication identique à celle offerte aux entendants.

❝Nous avons démontré que les personnes sourdes peuvent réussir autant que les entendants ❞

Ava - Comment définiriez-vous le terme "inclusion" au sein du système scolaire ? S’agit-il d’outils, de systèmes, d’état d'esprit, de législation ?

SC - Selon moi, ce terme renvoie à une politique éducative qui nécessite un changement d’état d’esprit et la mise à disposition de moyens qui accompagnent ce changement d’état d’esprit. Ce n’est pas à la personne sourde ou malentendante de s’adapter à la société, mais bien à la société de s’adapter aux besoins spécifiques de ces citoyens.

Oui, je suis favorable à l’inclusion, mais avec des moyens financiers et techniques conséquents pour l’appliquer. Cela prendra le temps nécessaire, mais ce n’est pas une option. Par ailleurs, l’inclusion ne concerne pas tout le monde : certaines personnes ont des besoins particuliers qui nécessitent des structures et du personnel spécialisés.

Ava -  Pourquoi l'inclusion des personnes sourdes et malentendantes dans la société est-elle essentielle selon vous ?

SC - Il faut changer de regard sur les personnes sourdes, car la surdité est avant tout un problème de communication. Certaines personnes ont des préjugés sur les personnes malentendantes suite au vécu d'une communication difficile. C’est vraiment dommage. On pourrait disposer de moyens, grâce à la sensibilisation sociétale, pour qu’une personne sourde réussisse sa vie aussi bien que tout autre individu. Prendre appui sur les réussites de personnes sourdes permettrait d’adopter les bonnes pratiques et d’aider ceux qui sont plus en difficulté.