Entretien avec Stéphane Labille, Coordinateur TotalEnergies
Portrait de Stéphane Labille
Ava - Stéphane Labille, qui êtes-vous en quelques mots ?
Ancien consultant dans le domaine du handicap, je couvre un large domaine d’expertise. Durant 12 ans, j’ai exercé au sein de TH Conseil, cabinet spécialisé sur le sujet du handicap sur les volets de la formation et du recrutement.
D’abord consultant mis à disposition de TotalEnergies, j’ai finalement été intégré en tant que salarié à temps plein par la compagnie en 2019. Initialement au sein de la mission Handicap, je suis passé au pôle recrutement qui est devenu un centre de services partagés : on y recrute tout type de métier et sur tous les types de contrat (du CDI/CDD à l’alternance au stage, sans oublier l’intérim et les VIE). J’ai aujourd’hui le titre de Coordinateur Recrutement & Handicap, ce qui me permet d'être, au-delà du “sourceur de profils” que je préqualifie et propose en interne, le point de jonction en France du recrutement des travailleurs en situation de handicap.
❝ J’ai une chance incroyable d’être au milieu de nos recruteurs. En me déplaçant de la Mission handicap au service recrutement, l’entreprise a démontré qu’elle changeait de paradigme. Ce n’est plus le handicap qui est mis en avant, mais bien les compétences❞
Ava - Quel est votre rôle au quotidien ? Qui sont vos interlocuteurs ?
Je recherche à la fois des candidats aux “portes” de la compagnie tout en répondant aux attentes des recruteurs en quête du candidat idéal.
Je peux leur proposer, par exemple, des candidats contactés à travers une approche directe. Dans ce cas, je leur explique que j’ai effectué une approche exploratoire et que, sur la base de ses compétences et de nos attentes les plus récurrentes, cette personne pourrait être un excellent candidat.
La mission handicap sera ensuite mon relais sur le suivi et l’intégration du candidat, en soutien bien sûr de notre service interne de médecine du travail.
Ava - Quelle est votre journée type ?
Sur la partie “production” du recrutement, tout tourne autour du sourcing et des interviews candidats. Si les candidats en situation de handicap postulent à travers notre site de recrutement (ils peuvent s’identifier avec le statut RQTH), ils peuvent entrer en relation directe avec mon équipe. Nous sommes actuellement au nombre de trois. À l’époque du E-sourcing, les jobboards sont nos premiers vivier de candidats.
❝ Le candidat est un client. C’est un peu dans cet esprit-là qu’on
recrute. On les informe des avancées de leur candidature
au fil de l’eau ❞
À ce moment, si le candidat le souhaite, nous évoquerons déjà la situation de handicap, par anticipation. S’il estime que notre processus de recrutement n’est pas adapté, je suis là pour veiller à ce qu’il le devienne. Aujourd’hui, le “post and pray” ne suffit plus pour trouver les bons candidats (rires), il faut aller à leur rencontre et ne plus attendre qu’ils se déclarent durant un processus.
En tout cas, je fais beaucoup d’approches directes à l’anglo-saxonne. Je m’intéresse à leur parcours et à leurs projets avant même de penser à une offre d’emploi en particulier. Une fois qu’on a pris contact, si l’entretien exploratoire présage d'un beau potentiel de collaboration, on invite le candidat à se rendre sur notre site web et à se positionner. Contrairement aux idées reçues, les sites spécialisés en recrutement de candidats RQTH sont tout sauf une baguette magique, bien au contraire... Identifier les profils adéquats sur LinkedIn ou sur n’importe quelle CVthèque “ordinaire” s’avère, selon moi, bien plus porteur !
Ava - Selon vous, le nombre de CV mentionnant le handicap a-t-il augmenté ces dernières années ?
Sans pour autant alimenter l’idée - ou stéréotype positif - que “le handicap est une force”, je constate qu’un nombre croissant de gens assument ce statut. Ceci peut être dû à certaines raisons : le plus souvent car il y a des besoins de compensations spécifiques. D’ailleurs, à quoi bon mentionner son handicap si on ne l’assume pas ? À quoi sert ce statut s’ils ne peut pas “s’afficher” au grand jour, sur le marché de l’emploi ? Peut-être le marché de l’emploi génère-t-il plus de confiance aujourd’hui que par le passé ou peut-être les candidats ont-ils gagné en assurance… ? En tout cas, je vois une nette progression du nombre de personnes qui assument leur situation de handicap.
Néanmoins, je vois aussi que plus les candidats pensent avoir un “beau profil”, moins ils ont tendance à mentionner leur statut de travailleur handicapé… sauf si celui-ci est considéré comme un atout. En amont d’un entretien, il est évident qu’une personne malentendante aura tout intérêt à mentionner cette déficience auditive, au risque de se retrouver dans un entretien avec plusieurs interlocuteurs ou dans des conditions sonores bruyantes…
❝ 15 ans d’expérience m’ont permis d’observer
un nombre croissant de personnes en situation
de handicap sur le marché de l’emploi. ❞
Il y a 10-15 ans, à une époque où toutes les entreprises du CAC 40 recherchaient des cadres ou des ingénieurs, mon travail était un véritable travail de niche (l’interview d’Ingrid Bianchi confirme cette analyse). Quand on arrivait enfin à identifier un ingénieur en situation de handicap, on était satisfaits et soulagés… Même si, in fine, son recrutement n’aboutissait pas pour x raisons. Aujourd’hui, nous identifions tous les jours ce type de profil spécialisé.
❝ À l’époque, identifier un seul ingénieur, cadre ou avocat en situation de handicap, c’était un exploit ! Aujourd’hui, à recherche égale, je peux presque les compter sur mes dix doigts. ❞
Autre exemple : auparavant, trouver un avocat en situation de handicap, relevait de l’exploit ! Aujourd’hui, c’est plus courant. Enfin, le E-sourcing et la mise en place de requêtes automatiques sont des outils très utiles selon moi et qui font leurs preuves aujourd’hui.
Ava - Y a-t-il des éléments clés dans l’argumentaire à déployer auprès du recruteur ou manager pour choisir un candidat rqth ?
Tout d’abord, je n’aborde jamais les questions médicales avec les équipes. Ce n’est absolument pas professionnel et surtout c’est interdit : c’est au médecin du travail d’apporter des éclairages à ce sujet et de déclarer l’aptitude du futur collaborateur. En tant que RH, notre rôle à nous est de vulgariser les besoins spécifiques de la personne afin que le manager ou le recruteur comprenne bien où sont les enjeux. Quand le principe de compensation est compris par nos interlocuteurs, il accepte mieux le sujet et surtout le levier de performance potentiel qui en découle.
Parler des conséquences du handicap sur un poste, c’est expliquer le handicap sous un angle pragmatique et professionnel, sans aller vers le médical. En échangeant avec le candidat, on peut évoquer les aménagements qui ont déjà été mis en place lors d’expériences précédentes chez d’anciens employeurs. Ainsi, sans devenir un “expert de la compensation”, on peut déjà proposer des solutions au recruteur.
Avant l’entretien auprès du recruteur ou manager, je vais aussi proposer au candidat de développer son propre discours sur sa situation de handicap, s’il veut l’exprimer clairement ou si on lui pose une question à ce sujet. Ainsi, il part plus confiant et de mon côté, j’utilise certains de ces éléments de langage auprès de l’opérationnel avec qui je dialogue à questions ouvertes. On s’appuie toujours sur le retour d’expériences du candidat pour définir, sur mesure, sa prise de poste, les aménagements possibles, qu’ils soient ergonomiques, organisationnels ou relevant de la simple prise en compte managériale.
Le fait qu’on ait cette analyse-là nous permet d’avoir (presque !) les réponses à toutes les questions qu’on pourrait légitimement nous poser. Finalement, proposer une candidature de travailleur handicapé relève souvent d’une approche sur-mesure, d’un véritable travail de dentelle.
J’évite d’utiliser des arguments très répandus, tels que : vous savez qu’un travailleur handicapé n’est pas plus absent qu’un travailleur ordinaire ? Je pense qu’une fois que l’on a pointé des statistiques, des moyennes, l’on n’a rien dit du tout … pire on risque de créer des stéréotypes positifs qui ne s’appliqueront pas à toutes les situations. Nos candidats sont tous singuliers.
❝ Si vous voulez argumenter sur le sujet du handicap, présentez d’abord un bon candidat. Sinon le recruteur se dira : on veut me vendre du handicap alors que j’attends des compétences. ❞
Actuellement, chez TotalEnergies, on atteint une moyenne de 50 recrutements par an. Ce sont des recrutements sur-mesure, très qualitatifs. Par le passé, les pratiques de recrutement dans ce domaine, relevaient plus d’une transmissions de CVs sans plus d’explications et surtout sans aucune solutions à anticiper concernant la situation de handicap, ce qui ne donnait que très peu de résultats. Le fait que l’entreprise ait fait évoluer mon poste de la Mission Handicap vers le service Recrutement aura été, selon moi, un accélérateur de succès.
Ava - Quels sont les préjugés que vous croisez le plus souvent en matière de recrutement rqth ?
Je dirais que par crainte d’être vu comme malveillant, trop “cash” ou en risque de discrimination, les préjugés ne sont pas toujours exprimés ouvertement. C’est dommage, car le débat avec ces personnes pourrait être intéressant et constructif. En règle générale, lorsque l’être humain a vécu une mauvaise expérience avec une personne identifiée comme handicapée, il imagine qu’il en sera de même avec la prochaine personne concernée.
Face à ce type de vécu, il m’arrive de répondre :
❝ Donc si cette personne avait été blonde comme moi,
vous ne recruteriez plus jamais de blond… ?❞
Le jeu de l’humour et de l’absurde détend parfois mes interlocuteurs. Je les observe même faire du “rétropédalage” lorsqu’ils se rendent compte qu’ils généralisent une situation, même si le souvenir négatif de leur expérience est bien réel.
Je leur propose souvent l’approche suivante, sans forcer le recrutement, mais en leur disant :
- voici les éléments issus de mon entretien d’approche ou de préqualification, prenez votre décision librement ;
- s’ils vous paraissent cohérents, je serai à votre disposition et pourrai vous expliquer ce qu’il faudra mettre en place sans que cela soit à votre charge (nous avons des référents handicap de proximité) ;
- S’il y a des aménagements à financer, ils le seront sur un budget dédié (celui de la Mission Handicap) et donc ça ne pèsera même pas financièrement sur votre service.
Il s’agit là d’apaiser les appréhensions et de lever les freins des managers qui se disent : je vais avoir besoin d’y consacrer trop de temps et/ou j’ai un budget contraint, etc. En matière de questionnements fréquents, on m’a déjà demandé : comment fait une personne malentendante pour répondre au téléphone ? J’explique que depuis le confinement, on utilise souvent la visioconférence ou le tchat comme alternatives de communication… les temps changent ! Maintenant la (re)transcription peut être simple et immédiate avec des logiciels tels que Ava. Il s’agit juste d’adopter de nouveaux réflexes.
Pour le recruteur, cela demande une certaine gymnastique intellectuelle, de l’empathie et une bonne dose de pragmatisme. Il faut rester cohérent avec la réalité du manager et son niveau de connaissance sur le sujet du handicap, même si des formations internes existent.
Par exemple, si ce manager part de zéro sur la notion de handicap au travail, je vais l’aider à avoir une meilleure compréhension du sujet afin qu’il se concentre principalement sur les compétences du candidat et sa future rencontre avec lui.
❝ Dès que le candidat RQTH est accueilli en entretien par le manager, le taux de réussite du recrutement avoisine les 70 %. ❞
La rencontre fait basculer le processus de recrutement et rassure les parties prenantes.
Ava - Avez-vous déjà utilisé Ava ? Quels sont les retours de vos usagers à ce propos ?
J’utilise moi-même Ava et je recommande absolument l’application ! Ava semble combler le “trou dans la raquette” de l’accessibilité, car toutes les conversations y compris les conversations informelles, deviennent enfin accessibles ! Le seul problème ? Certaines entreprises appliquent des restrictions sécuritaires d’accès à leurs réseaux informatiques, ce qui peut “limiter” une utilisation professionnelle. Au-delà de ça, nous trouvons le concept - et l’usage - d’Ava excellents !
Ava - Selon vous qu’est-ce qui freine l’inclusion en France aujourd’hui ? Avez-vous des préconisations ?
Il faudrait intervenir le plus tôt possible dans le parcours des personnes en situation de handicap pour qu’elles soient mieux armées. Par exemple, les personnes qui deviennent handicapées au cours de leur vie doivent repartir sur des bases qu’elles ne maîtrisent pas et ne connaissaient pas jusqu’à présent.
L’accompagnement de ces personnes doit donc être optimal, afin de les aider à accepter leur situation et poursuivre leur carrière. Et c’est loin d’être facile. Le soutien psychologique importe d’ailleurs autant que la partie administrative et technique du sujet. Je pense notamment aux étudiants qui manquent souvent de confiance en eux, à l’approche de leur arrivée sur le marché du travail et face à des entreprises dont on pense souvent, à tort, qu’elles ne prennent pas en compte le sujet du handicap.
❝ Nous voyons souvent arriver en entreprise de jeunes candidats frileux à l’idée d’évoquer leurs besoins spécifiques. ❞
Certes, mon rôle s’en trouve d’autant plus essentiel, mais il pourrait être facilité en amont. Dans ce sens, nous intervenons auprès des étudiants en parcours d’études comme par exemple :
- auprès des écoles polytechniques d’Unilasalle, à Beauvais pour les métiers des géosciences ;
- à Rennes pour la partie Energies Renouvelables.
Notre but est que les étudiants soient rassurés sur le soutien de l’entreprise et sur la prise en charge de leur situation de handicap. Des experts et intervenants professionnels devraient pouvoir échanger plus souvent avec les étudiants sur la réalité du handicap en entreprise et surtout aux portes de l’entreprise.
Ava - Un mot de la fin ?
Si j’arrive à faire progresser la perception du handicap et à rendre notre entreprise encore plus inclusive, même à mon petit niveau, j’aurai le sentiment d’avoir fait mon job et d'avoir facilité la vie de bon nombre de personnes méritantes !